CHAPITRE VI

Le maître d'armes recula en baissant son épée.

— Mon seigneur, arrêtons ! C'est une parodie !

— Et cela le restera jusqu'à ce que j'aie appris à lutter contre mon handicap.

Haletant, je levai de nouveau mon arme.

— Allons, Cormac, attaque-moi !

— Mon seigneur, dit-il en secouant la tête, c'est inutile.

J'essayais de retrouver ce que je pouvais de mon habileté, et voilà que cet idiot me prenait en pitié ! J'avais besoin d'exercice, pas de compassion, et je le lui dis.

Je l'attaquai de nouveau ; je passai presque sous sa garde. Il m'évita, puis revint vers mon flanc gauche. Je bloquai son coup et déviai la lame.

Peu à peu, le rythme revenait. Je n'avais perdu qu'une petite partie de ma force ; mon endurance avait diminué, mais elle s'améliorerait avec la pratique. Il ne me restait qu'à m'habituer à la raideur de mes articulations et à ne pas prêter attention à la douleur.

Comme je m'y attendais, ce furent mes mains qui cédèrent en premier, à cause de leurs phalanges enflées et douloureuses. Mes poignets tinrent bon, mais les doigts se retournèrent sous une parade de Cormac, et je lâchai l'épée avec un grognement de douleur. Je renvoyai le maître d'armes et restai un moment immobile, haletant. Puis je me penchai pour ramasser mon arme, grimaçant de douleur.

Rowan me trouva assis sur un banc, la tête appuyée contre le mur. J'avais fermé les yeux pour essayer d'oublier la souffrance qui vrillait mes genoux, mes mains, mon dos...

— Vous allez mieux depuis la dernière fois, mon seigneur, dit-il.

J'ouvris les yeux et tournai péniblement la tête.

— Crois-tu ? Ou essaies-tu seulement de me remonter le moral ?

— Vous ne devriez pas espérer récupérer trop vite, mais cela s'améliorera avec le temps.

— Je n'ai plus le temps. Tynstar m'a volé les années qui m'étaient imparties. ( Je me levai, non sans peine. ) Es-tu venu me dire ce que tu pensais que je voulais entendre, ou as-tu un message pour moi ?

— Vous avez un visiteur, mon seigneur. Alaric d'Atvia, le prince héritier.

— Si ce garçon est l'héritier de Thorne, pourquoi se diminue-t-il en s'intitulant seulement « prince héritier » ?

— Alaric n'est pas l'héritier de Thorne. Son frère aîné, Osric, occupe actuellement le trône d'Atvia.

— Osric n'est donc pas venu, fis-je, dubitatif.

— Non. Alaric vous attend dans l'antichambre de la salle d'apparat, mon seigneur.

L'enfant se leva à mon arrivée. Il semblait avoir six ou sept ans. Il s'inclina devant moi, si imperceptiblement que le geste était presque condescendant. Ses yeux marron étaient froids et son visage reflétait l'hostilité.

Je m'assis dans une chaise d'acajou sculpté, en prenant soin de ne pas montrer la douleur que me causait le moindre mouvement.

— Ainsi, Atvia vient à Homana, dis-je.

— Non, mon seigneur. Mon frère, le seigneur Osric d'Atvia, m'envoie pour dire qu'Atvia ne viendra pas à Homana. Excepté pour conquérir.

Je regardai l'enfant, surpris par son discours. A y regarder de plus près, il devait être plus âgé que je l'avais pensé ; peut-être un an ou deux de plus que Donal.

Je souris.

— J'ai tué votre père, mon jeune seigneur, parce qu'il menaçait de conquérir ma Maison. Qui m'empêche de faire la même chose à votre Maison, en commençant par vous ? Votre frère a-t-il réponse à cela ?

Le corps menu d'Alaric se redressa fièrement.

— Oui, mon seigneur. Il dit qu'Atvia ne reconnaît pas votre souveraineté.

— Osric vous envoie à moi avec un tel message... Il ne craint pas que je vous garde comme otage ?

La colère traversa les yeux marron de l'enfant, mais il ne broncha pas.

— Mon frère m'a dit de me préparer à cette éventualité.

— Quel âge a Osric ? demandai-je.

— Seize ans.

— Si jeune... Et si impatient de risquer son frère et son royaume...

— Mon père disait que vous êtes notre ennemi héréditaire, fit l'enfant avec une moue vite cachée. Mon frère et moi servirons sa mémoire en nous opposant à vous. Nous vous vaincrons un jour. En tout cas, nous vous survivrons. Vous êtes vieux, mon seigneur... Osric et moi sommes jeunes.

Mon estomac se noua.

— Je suis trop jeune pour mourir, répliquai-je. Que vais-je faire de vous, Alaric ? Vous faire tuer ?

La peur s'inscrivit un instant sur son visage rond de petit garçon.

— Faites ce que vous voulez, mon seigneur. Je suis prêt.

— Non, vous ne l'êtes pas ! Si vous aviez déjà vu la mort en face, vous ne l'accepteriez pas aussi aisément. Rentrez chez vous, mon garçon. Je ne suis pas un tueur d'enfants. Dites à votre frère que je lui rends son héritier. Dites-lui aussi que des navires homanans mouilleront deux fois par an au port de Rondule. Osric y chargera le tribut qu'il paiera à Homana pour avoir essayé de nous conquérir. Si vous voulez la paix et la liberté, mon jeune seigneur, conseillez-lui de payer ponctuellement. Et dites-lui aussi que s'il entre en guerre contre Homana, je le tuerai.

— Je le lui dirai, murmura l'enfant.

J'appelai un serviteur.

— Breman, veillez à ce qu'il soit nourri et traité comme il convient à son rang. Au matin, il pourra repartir dans son pays.

— Oui, mon seigneur.

L'enfant sortit avec le serviteur.

Un autre domestique entra presque aussitôt dans la pièce.

— Mon seigneur, il y a un petit garçon...

— Breman s'occupe d'Alaric, dis-je. Il doit être traité avec respect.

— Non, mon seigneur, il s'agit d'un autre petit garçon. Un Cheysuli, avec un faucon et un loup. Il dit qu'il est de votre famille...

Je me mis à rire.

— Donal ! Oui, nous sommes parents. Mais il devait arriver avec sa mère, pas seulement avec ses lirs.

— Il n'y a que lui et les animaux, mon seigneur ; il semble avoir connu des moments difficiles.

J'allai aussitôt à l'antichambre. J'aperçus d'abord le faucon, puis Donal, le loup appuyé contre ses jambes. Les cheveux noirs de l'enfant étaient en bataille ; son visage juvénile montrait des signes de privation. Il y avait des marques bleues autour de sa gorge.

Il me regarda fixement. Je compris qu'il se demandait qui j'étais.

— Donal, dis-je doucement.

Il reconnut ma voix et courut aussitôt vers moi.

— Ils ont enlevé ma jehana, dit-il en essayant de retenir ses larmes. Et ils ont tué Torrin !

L'enfant s'agrippa à ma tunique. J'aurais voulu le prendre dans mes bras, mais je n'en fis rien. Je sais ce qu'est la fierté cheysulie, même chez les enfants.

Je pensai soudain à Aislinn. Quelle serait son opinion sur lui, quand elle serait en âge de comprendre ? Ce garçon serait mon héritier...

— Suis-moi, dis-je. Il faut que tu m'expliques ce qui s'est passé aussi clairement que possible. Je ne peux rien faire tant que je ne serai pas informé.

Il s'accrocha à ma main, et j'oubliai aussitôt mes résolutions. Je le pris dans mes bras et l'emmenai dans une pièce plus petite et mieux chauffée. Je l'installai sur mes genoux, grimaçant un peu à cause de la douleur.

— Ma jehana et moi étions en route pour venir ici, commença-t-il. Elle m'a dit que vous nous aviez fait demander, mais que nous avions le temps de nous arrêter à la ferme. Des hommes sont venus. Au début, ils ont rendu hommage à ma jehana. Ils ont partagé leur vin avec nous, et en un instant Torrin et ma jehana étaient inconscients. Ils... Ils ont coupé la gorge de Torrin !

La voix lui manqua. Je le serrai contre moi.

— Continue, Donal. Il faut que tu me dises tout.

— J'ai voulu appeler Taj et Lorn, mais les hommes ont dit qu'ils tueraient ma jehana si je le faisais. J'ai dit à mes lirs de partir. Ils l'ont attachée et l'ont mise dans une litière. Ils ont mis une chaîne autour de mon cou. Ils ont dit que nous partions pour les Terres Désolées du Nord...

Je ne comprenais pas l'intérêt d'amener Alix ou Donal dans ces territoires désertiques.

— Ils ont dit qu'ils allaient nous livrer à Tynstar... Ils ont dit que Tynstar voulait l'héritier de la prophétie, et qu'il ferait de ma jehana sa femme — à la place de celle que vous lui avez prise, termina Donal en un murmure.

Je fermai les yeux.

— Par les dieux...

Je ne doutais pas que Tynstar se vengerait sur Alix d'avoir perdu Electra.

Rowan détourna l'attention de l'enfant de ma colère impuissante.

— Comment vous êtes-vous échappé ?

Le petit garçon sourit.

— Ils croyaient que j'étais un enfant, pas un guerrier. Ils pensaient que mes lirs n'étaient que des animaux familiers. Ils m'ont suivi. Une nuit, alors qu'ils dormaient tous, Taj et Lorn m'ont parlé. Ils m'ont appris à prendre la forme-lir. C'était trop tôt, je le savais : mon jehan m'avait dit d'attendre... Mais j'étais obligé. Cela n'a pas été facile.

— Tu as fait tout le voyage sous ta forme-lir ?

Je savais à quel point il était fatiguant de maintenir la forme-lir, même pour un adulte. Pour un enfant sans expérience...

— J'ai volé, répondit-il. Quand j'ai été trop fatigué, je me suis transformé en loup. A la fin, j'ai marché sous ma propre forme. Je n'aurais pas cru que se métamorphoser était si dur !

Je le serrai plus étroitement contre mon cœur.

— Viens. Il faut que tu manges, que tu te laves et surtout que tu te reposes dans un bon lit bien confortable !

— Mon jehan est là, dit-il. J'aimerais le voir.

— Il est parti à Hondarth. Il n'en reviendra pas avant une semaine. Tu devras l'attendre en ma compagnie.

J'ébouriffai sa chevelure noire qui avait déjà presque perdu les boucles de l'enfance.

— Donal... Je te promets que nous retrouverons ta jehana. Je te jure que tout ira bien.

Il me lança un regard confiant. Les Cheysulis ne font pas confiance aisément. Mieux valait que Donal commence tout de suite à croire en ma parole — après tout, j'allais faire de lui un roi.

Fasciné, Donal regarda ma main retracer d'anciennes batailles sur la carte de Caledon étalée sur la table. Depuis dix jours qu'il était arrivé, nous avions passé des heures à étudier les cartes.

— Tu vois, c'est ici que ton su'fali et moi avons passé la frontière pour affronter les hommes des Steppes. Nous étions avec l'armée caledonane.

— Combien de temps a duré la bataille ?

— Un jour et une nuit ; ce n'était qu'une escarmouche parmi beaucoup d'autres.

L'enfant posa un doigt minuscule sur la carte, à côté du mien.

— Mon su'fali s'est battu à vos côtés, et mon jehan aussi. Est-ce que je me battrai avec vous quand vous m'aurez fait prince ?

— J'espère établir une paix durable entre Homana et les autres royaumes, lui dis-je, mais si la guerre éclate, tu te battras à mes côtés. Contre Atvia, peut-être, si Osric se retourne contre moi, ou Solinde. J'ai exilé Electra et les Solindiens n'ont pas apprécié.

Je n'avais aucune raison de lui cacher la vérité. Les enfants cheysulis sont plus mûrs que les homanans. De plus, il ne faisait aucun doute que Donal, étant le fils du chef de clan, avait déjà entendu parler de politique.

A ce moment, Taj eut un criaillement excité. Nous nous retournâmes : Duncan était debout dans l'encadrement de la porte.

— Jehan ! cria Donal en courant vers lui.

Duncan attrapa l'enfant au vol et le serra contre lui, un sourire aux lèvres. Je compris que ce serait à moi de lui apprendre ce qui était arrivé.

— Jehan... balbutia l'enfant, pourquoi n'es-tu pas venu plus tôt ? J'avais si peur... Jehan... Vas-tu aller la chercher tout de suite ? Vas-tu la ramener à la maison ?

Duncan le regarda, déconcerté.

— Ramener qui ? De quoi parles-tu, Donal ?

Je sais que les Cheysulis prétendent ne pas connaître l'amour, mais je vis l'inquiétude grandir dans les yeux de Duncan.

— Ma jehana, murmura l'enfant.

Duncan leva les yeux vers moi.

— Qu'est-il arrivé à Alix ?

— Elle a été enlevée... Par Tynstar, dis-je en un souffle. Donal peut tout vous raconter. Il a été pris aussi, mais il est parvenu à s'enfuir.

Quand l'enfant eut terminé son récit, il leva un petit visage pâle vers son père.

— Jehan ?

Duncan dit quelque chose dans la Haute Langue, d'une voix très douce ; l'enfant se détendit un peu.

— Lui ont-ils fait du mal, mon petit ? demanda-t-il.

— Non, jehan. Mais elle ne pouvait pas bouger, et elle avait du mal à parler...

Duncan passa la main dans les cheveux de son fils.

— Shansu, shansu... Je ramènerai ta jehana à la maison. Promets-moi d'attendre jusqu'à ce nous soyons de retour.

— Ici ? demanda l'enfant. Tu ne me renvoies pas à la Citadelle ?

— Pas encore. Ta jehana et moi viendrons te chercher.

Son regard se fit vague ; je compris qu'il parlait à Cai. Quand il sortit du lien mental, il avait l'air effrayé. Il fit un effort pour le cacher à Donal, serrant l'enfant contre lui.

— Shansu, Donal... Je ramènerai ta jehana à la maison...

C'était lui qu'il cherchait à rassurer, pas son fils, je le compris.

— Duncan, dis-je. J'ai parlé à votre second, à la Citadelle, et aux Homanans... Nous sommes prêts à partir avec vous à sa recherche.

— Vous savez où elle est ?

— J'ai supposé que les lirs pouvaient nous aider à la trouver.

— Ce n'est pas nécessaire, dit-il amèrement. Je sais où elle se trouve. Je sais ce que Tynstar a l'intention de faire.

Il posa Donal à terre et lui ordonna de sortir avec ses lirs. L'enfant protesta un peu, puis obéit.

Quand nous fûmes seuls, je me tournai vers lui.

— Où est-elle ?

— Valgaard. Le repaire de Tynstar. C'est une forteresse située dans les canyons de Solinde, au nord de la rivière Dentbleue. Elle n'est pas difficile à trouver. Il suffit de passer le col Molon.

— Alors nous irons à Valgaard et nous la libérerons.

Il se tourna vers moi, inhumainement calme. Je vis en lui la même intensité contenue dont j'avais souvent été témoin chez Finn.

— Valgaard abrite le Portail d'Asar-Suti — la porte des Enfers ; Asar-Suti est le dieu qui vit dans les ténèbres éternelles, la source du pouvoir des Ihlinis. A Valgaard, Tynstar est tout-puissant.

Je me souvins avec quelle facilité Tynstar m'avait cloué dans mon lit, faible comme un nouveau-né. Je revis en esprit le corps ravagé de Bellam, l'aisance avec laquelle le sorcier avait terni le rubis de mon épée. Si Tynstar avait une telle puissance en dehors de Valgaard, de quels pouvoirs disposait-il donc dans les murs de sa forteresse ?

Duncan se tourna vers moi.

— Je ne demanderai à personne de risquer sa vie dans l'aventure.

— Alix n'a pas hésité à risquer la sienne pour moi quand j'étais prisonnier des Atviens.

— Alix n'était pas le Mujhar d'Homana.

— Non, dis-je doucement, mais elle portait la semence de la prophétie dans son ventre.

Il me regarda, choqué, comme s'il y pensait pour la première fois.

— Je viens avec vous, dis-je. Nous n'avons pas le choix.

II resta immobile un moment.

— Si vous devez affronter Tynstar, Karyon, sachez que vous avez une arme puissante contre lui.

J'attendis en silence.

— Electra a perdu l'enfant.